- METTERNICH (K. von)
- METTERNICH (K. von)Klemens Wenzel Nepomuk Lothar, comte, puis prince de Metternich en 1813, demeure l’un des repoussoirs les plus fameux de l’historiographie libérale, en général, et française, en particulier. Pour nombre de nos compatriotes il garde le visage de sinistre géôlier qu’Edmond Rostand lui a prêté dans L’Aiglon . Il est vrai qu’on ne reste pas aux affaires pendant près de quarante ans sans marquer profondément la politique de son pays et, dans ce cas précis, la politique de l’Europe tout entière.Metternich, en effet, fut, de 1809 à 1848, le chef de la diplomatie et, à partir de 1821, le chancelier de Cour et d’État de la monarchie autrichienne.Après la mort de l’empereur François, il fut même, de 1835 à 1848, le véritable souverain puisqu’il dirigeait le conseil de régence qui assistait Ferdinand le Débonnaire, bien incapable de gouverner, même avec l’aide d’un Premier ministre, les affaires de l’Autriche. En fait, il tenait son pouvoir de la confiance que ne cessa de lui prodiguer son maître, l’empereur François, et il eut en cela une position beaucoup plus confortable que Richelieu vis-à-vis de Louis XIII, même si des divergences d’opinion les opposèrent parfois, le Premier ministre se montrant, à l’occasion, plus libéral que son souverain en matière de police ou d’institutions. C’est que Metternich, personnage central d’un cabinet restreint, aurait souhaité devenir le chef d’un véritable Conseil des ministres qui eût regroupé les responsables des principaux départements ministériels. Finalement ni l’un ni l’autre ne furent capables de doter l’Autriche d’institutions modernes, car l’empereur était aussi conservateur que son ministre qui avouait dans ses Mémoires: «Le premier élément moral en moi, c’est l’immobilité.»L’héritier de fidèles serviteurs de l’EmpireLoin d’être un policier féroce ou un imbécile solennel, Metternich était un admirateur du passé ou, plus exactement, un aristocrate du siècle des Lumières qui n’admettait pas les idées de la Révolution française. C’est pourquoi il a voulu maintenir ou restaurer l’ordre européen d’avant 1789, qui lui paraissait le moins mauvais possible.Metternich était un rationaliste et un aristocrate cosmopolite. Il appartenait à une vieille et illustre famille rhénane, lui-même était né à Coblence, mais il faut dire aussi que sa famille avait toujours été fidèle à l’empereur depuis la guerre de Trente Ans. Des Metternich avaient servi dans les armées impériales et reçu des domaines en Bohême. D’autres avaient empêché que les électorats de Trèves et de Mayence ne se transformassent en protectorats français.Son père avait servi Joseph II comme diplomate, ce qui n’empêcha pas le jeune François de commencer ses études à l’université de Strasbourg, suivant en cela l’exemple de son compatriote Goethe, avant d’aller faire son droit à Mayence (1790-1792). À vingt ans, en 1793, il entrait au service de l’empereur comme diplomate et accompagnait son père à Bruxelles, mais il ne considéra jamais ses études comme terminées et consacra une bonne partie de ses loisirs à la lecture, et plus volontiers à des ouvrages scientifiques qu’à la littérature d’imagination, car il avait suivi, par curiosité, les enseignements des professeurs de science et de médecine et, en cela, il demeurait un homme du XVIIIe siècle. Comme les aristocrates allemands de son temps, il maîtrisait à la perfection, outre sa langue maternelle et le latin, le français, et se révéla, dans sa correspondance privée, un homme d’esprit; en outre, il savait l’italien, l’anglais et les langues slaves, qu’il apprit plus tard. Sa conversation était brillante, son amour de la nature très profond et sa foi religieuse de bon ton.Il pratiquait le catholicisme, mais n’avait rien d’un mystique, ni même d’un chrétien zélé comme il s’en trouvait maint exemple en Autriche. La religion était pour lui affaire de convenance et de gouvernement; en vérité, il admirait beaucoup Joseph II qui avait su mettre au pas l’Église catholique. Au fond, Metternich apparaît comme un épigone de Joseph II, utilisant au mieux l’œuvre de ce dernier pour résister aux assauts de la Révolution française et faisant d’une Église catholique disciplinée un défenseur de l’ordre.Metternich et NapoléonDès l’âge de trente ans, il est considéré comme l’un des meilleurs diplomates au service de l’Autriche, mais aussi comme l’un des adversaires acharnés de Napoléon, non par haine de la nation française, car Metternich n’est pas un sentimental et encore moins un nationaliste allemand, mais par conviction profonde; selon lui, Napoléon incarne malgré tout l’idéal révolutionnaire et menace l’équilibre européen. Ministre d’Autriche à Berlin, c’est lui qui poussa la Prusse à rejoindre la troisième coalition; c’est pourtant Napoléon lui-même qui, après la paix de Presbourg, le demanda comme ambassadeur d’Autriche à Paris.À trente-trois ans, il recevait donc l’un des postes diplomatiques les plus importants pour l’Autriche; du succès de sa mission dépendait la paix de l’Europe; pour lui, comme pour son chef direct le chancelier Stadion, il s’agissait d’une trêve destinée à préparer la revanche de l’Autriche, ce qui ne l’empêchait pas de donner à sa mission un éclat qui préfigure les fastes dont brillera l’ambassade d’Autriche sous le second Empire. Tous ses rapports tendaient à déconseiller à son chef une rupture prématurée avec la France, car il considérait que l’armée française, même engagée en Espagne, était encore capable d’écraser l’armée autrichienne en six semaines.Il ne voulait pas vraiment l’alliance française, il souhaitait seulement gagner du temps pour que son propre pays renforçât ses positions militaires, économiques et diplomatiques. Wagram devait lui donner raison et c’est lui que l’empereur François désigna, en octobre 1809, comme chancelier à la place de Stadion, dont l’œuvre avait été anéantie par l’entrée en guerre précipitée de l’Autriche.Fidèle à la tactique définie à Paris, Metternich attendit l’été 1813 pour engager son pays contre la France et, pendant quatre ans, il poursuivit une politique de rapprochement avec Paris, négociant le mariage de l’archiduchesse Marie-Louise, envoyant même une armée en Russie sous les ordres du prince Schwarzenberg, dont le principal souci fut, il est vrai, de ne pas combattre les Russes.Le Premier ministreAinsi, à trente-six ans, grâce à son habileté, mais grâce aussi à la fermeté de ses principes, Metternich prenait en main l’une des grandes puissances européennes, pour une durée de quarante ans. On sait qu’il fut victime de sa présomption et que la révolution viennoise de mars 1848 le prit pour cible; obligé de fuir assez peu glorieusement, le 14 mars, il se réfugia en Angleterre où il demeura jusqu’en 1849, puis s’installa à Bruxelles; en 1851, le gouvernement néo-absolutiste lui permit de rentrer en Autriche, où il se tint à l’écart de la vie politique: il mourut à Vienne, onze ans après avoir été chassé du pouvoir qui avait été le but même de son existence.Il consacra en effet la majeure partie de son temps au travail, dix à douze heures par jour, qu’il passait dans son bureau de la chancellerie, Ballhaus Platz, à rédiger des rapports prolixes, conformément aux traditions de l’administration autrichienne. Bon père et bon époux, il se servit du mariage pour consolider sa position dans la société viennoise: il épousa en premières noces, en 1795, la petite-fille du chancelier Kaunitz et en troisièmes noces une comtesse Zichy, tandis que ses liaisons, avec la comtesse Lieven par exemple, gardaient un caractère mondain.On ne peut même pas dire que Metternich était attaché à l’argent; même si son passage au gouvernement lui permit de restaurer sa fortune plutôt compromise par les prodigalités de son père, il ne fut jamais un capitaliste soucieux de faire fructifier son bien, comme ce fut le cas chez nombre de ses prédécesseurs; le sentiment de régenter l’Europe entre 1815 et 1848 suffisait à son bonheur et son triomphe fut incontestablement le Congrès de Vienne, en 1815, où toute l’Europe dansa dans la capitale de son maître.Lutte contre la révolution socialeL’œuvre de Metternich fut donc essentiellement orientée vers la politique extérieure, tandis qu’il maintenait à l’intérieur de l’Autriche le système existant, car il le jugeait satisfaisant; d’ailleurs, l’administration des différents pays ne l’intéressait guère. Un diplomate français notait en 1817: «Ce pays-ci se soutient par sa propre masse, mais le gouvernement n’a aucune action et on ne le retrouve nulle part [...]. Il n’y a ici ni volonté ni autorité, chacun fait à peu près ce qu’il veut et ce sont les sous-ordres qui sont les maîtres. Le prince de Metternich n’exerce aucune influence sur ce qui n’est pas de son ressort.»Si le gouvernement de Vienne respectait les constitutions traditionnelles, c’est aussi parce qu’elles laissaient le pouvoir à la noblesse et que Metternich était convaincu de la nécessité des corps intermédiaires. C’est pourquoi les diètes étaient régulièrement convoquées, quitte à ce que le pouvoir central y pratiquât l’obstruction systématique lorsqu’elles réclamaient, comme la diète hongroise après 1832, des réformes profondes. Metternich voyait, en outre, dans le système confédéral la meilleure garantie contre les revendications de certaines nationalités, dans la mesure où l’on pouvait jouer les Tchèques contre les Hongrois, les Allemands contre les Italiens, en vertu du vieux principe divide et impera , qui inspirait depuis plus d’un siècle la politique des nationalités de la Maison d’AutricheMetternich n’a donc pas cherché à unifier ou à germaniser l’Empire d’Autriche. Il a laissé le pouvoir aux notables qui l’exerçaient depuis toujours et, accessoirement, à la bureaucratie qu’avait développée Joseph II. Et dans sa profonde indifférence, teintée de mépris pour les peuples qu’il dirigeait, il a écrit des lignes féroces tant sur les Viennois que sur les Tchèques ou les Hongrois, n’ayant pas su voir la montée des forces nouvelles dont l’explosion ébranla l’Autriche en 1848: libéralisme bourgeois et revendications nationales.Le système de Metternich reposait sur un certain nombre de forces sociales traditionnelles qui demeuraient prépondérantes en Europe centrale: l’aristocratie terrienne, les corporations urbaines, l’Église. Et le but essentiel du chancelier était d’empêcher la révolution sociale. Il écrivait, en 1832, au comte Apponyi: «Il n’existe en Europe qu’une seule affaire sérieuse et cette affaire, c’est la Révolution.» La mission de l’Autriche redevenue grande puissance et alliée à la Prusse et à la Russie était de garantir l’ordre, dans l’Europe restaurée, des traités de 1815. C’est pourquoi il imposa cette construction bizarre, tout au moins en apparence, qui faisait de l’Autriche une puissance prépondérante en Allemagne et en Italie, tandis qu’il tenait le plus possible son pays à l’écart des aventures balkaniques. Pourtant, en récupérant Venise et Milan et en imposant aux Italiens un régime tatillon et maladroit, il contribua largement à compromettre la réputation de l’Autriche.En revanche, il imposa le système confédéral à l’Allemagne libérée de l’occupation napoléonienne dans l’intérêt même, croyait-il, du peuple allemand. Comme bien des hommes politiques viennois, il croyait à la vocation allemande de l’Autriche, sans trouver toutefois de solution pratique adéquate. Il est vrai que Metternich était, par principe, hostile à l’État nation et se satisfaisait d’une confédération d’États quasi souverains. Aussi porte-t-il une très large responsabilité dans la réorganisation de l’Allemagne qui prévalut en 1815 et qui nécessita de nombreux réajustements tout au long du siècle.L’équilibre européenFarouche partisan de l’équilibre européen, Metternich en fit l’autre principe fondamental des traités de Vienne; c’est ainsi qu’il confirme le partage de la Pologne, pour empêcher la Russie de s’accroître trop vers l’ouest. Il considérait, d’autre part, que l’Autriche de 1815 avait atteint sa taille «optimale», et s’opposait à tout accroissement territorial. Une fois cette reconstruction terminée, il mit tout en œuvre pour la sauvegarder, ce qui explique sa participation à la Sainte-Alliance, encore qu’il ait été bien sceptique à l’égard des principes mystiques du tsar Alexandre; ce qui explique aussi sa politique d’intervention contre les révolutions libérales, en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Son système, basé sur l’idéologie conservatrice, reposait sur des congrès réunissant les grandes puissances d’alors (Prusse, Russie, Autriche, Grande-Bretagne, et, après 1818, la France), chaque congrès confiant, au besoin, une intervention armée à l’une d’entre elles.C’est la révolution grecque qui marqua un tournant dans cette politique. Logique avec lui-même, Metternich refusa d’intervenir en faveur des insurgés hellènes, car il ne voyait pas la nécessité d’un État grec indépendant et comprenait très bien les difficultés qu’à longue échéance la Russie ne manquerait pas de susciter. L’intervention de la France et de la Grande-Bretagne, puis la révolution de 1830, mirent définitivement en sommeil son système de «concertation» et Metternich vit son champ d’action limité à l’Italie, tandis que la Prusse préparait l’avenir en créant, en Allemagne, une Union douanière ou Zollverein, à son profit. Les dirigeants anglais, qui s’étaient toujours montrés réservés, étaient franchement hostiles à la politique d’intervention et Metternich, s’il était plus que jamais le maître de l’Autriche, ne régentait plus l’Europe.C’est l’aspect négatif de son œuvre. L’aspect positif fut le Congrès de Vienne qui, malgré de nombreuses injustices et de nombreuses erreurs, modela la carte du continent pour un demi-siècle et, à part de brèves crises, procura la paix à l’Europe pour un siècle. Certes, la génération romantique a rêvé, en France, d’effacer la honte des traités de 1815 parce qu’ils consacraient la défaite de la Révolution française et la privaient de ses conquêtes plus ou moins légitimes de l’époque napoléonienne. Pourtant, cet arrangement de diplomates et d’experts insensibles aux courants d’opinion résista mieux à l’épreuve du temps que les brillantes constructions des idéologues. Les traités de 1815 convenaient finalement assez bien, à quelques réserves près, à une Europe encore largement rurale et féodale, dont les élites bourgeoises étaient, sauf en Occident, peu développées.Et l’erreur de Metternich fut moins de restaurer en 1815 l’Europe de 1790 que de ne pas sentir, trente ans plus tard, que quelque chose changeait dans l’Europe continentale et qu’il fallait faire des concessions à l’esprit nouveau. Or, les méthodes qui avaient réussi en 1815, police politique, censure, emprisonnements, interventions armées, lui paraissaient toujours aussi efficaces. Aussi devint-il la cible des réformateurs les plus modérés et ce fut la cause de sa chute. À force d’avoir eu raison, il s’entêta dans ses principes, dans ses méthodes et, quoique non dénué d’intelligence, le vieux chancelier ne sentit pas que l’édifice craquait, ne fût-ce qu’à cause des transformations économiques de l’Allemagne et de l’Autriche.
Encyclopédie Universelle. 2012.